mythe Chat message temps
Comment faire passer un message du présent à un futur lointain de 10 000 ans ? Et surtout être sûr qu’il soit bien compris par des humains dont on ignore tout puisqu’ils n’existent pas encore. C’est la question que se sont posée les autorités en charge de sites de stockage définitifs de déchets radioactifs. Des chercheurs ont proposé une réponse originale, mais pas du tout absurde : en créant un mythe.
Entre toutes les traces que laissent les humains sur la Terre, la radioactivité d’origine civile ou militaire, est celle qui restera le plus longtemps, jusqu’à plusieurs millions d’années pour le plutonium. A ce jour, il n’existe aucun moyen de garantir la viabilité à long terme d’une accumulation de matières hautement radioactives. Les déchets sont stockés de façon provisoire un peu partout dans le monde, en attendant des sites définitifs qui seraient creusés dans des roches granitiques.
Les autorités américaines ont lancé une réflexion sur la meilleure façon de prévenir du danger de la radioactivité les populations qui vivront dans 10 000 ans autour d’un site d’enfouissement prévu pour être définitif, sur le site du mont Yuka dans l’état du Nevada. Un danger invisible, inodore et indolore?
A cette époque lointaine, et même si il y a encore des humains, toutes les langues que nous connaissons auront disparu, de même que les pays, les cultures, les villes. Ou plutôt que de disparaître, elles auront tellement évolué d’une façon imprévisible qu’elles seront devenues méconnaissables. Les langues durent de 500 à 600 ans environ, et les Français d’aujourd’hui comprennent difficilement la langue de Rabelais, plus vraiment celle de Chrétien de Troyes. Tandis que le latin est une langue morte qui n’est plus comprise que par une petite partie de la population.
10 000 ans est donc une perspective trop lointaine pour présumer des langues qui seront parlées à cette époque et des cultures qui s’y épanouiront. Une proposition retenue fut d’enterrer près des sites concernés des disques en céramique, un matériau résistant et stable à très long terme, avec des signaux de danger inscrit dessus. La question du design des dits signaux s’est posée, et c’est un nouveau champ sémiotique qui est né à cette occasion.
Néanmoins, il fut objecté que les signaux de danger pourraient ne pas être compris. Et plutôt que de dissuader les hommes du futur, ils pourraient les inciter à creuser pour en percer le mystère, ou simplement les collecter comme des curios.
Une autre réponse, assez pertinente, fut celle de la pierre de rosette : écrire le message en sept langues actuelles, dont on sait qu’elles auront disparu mais dont on espère qu’il existera encore des gens capables de les lire. Le résultat est édifiant et sonne comme une incantation sinistre ou une formule de protection magique venue du fond des âges :
mythe Chat message temps
Cet endroit est un message… et fait partie d’un système de messages…faites-y attention !
L’envoi de ce message était important pour nous. Nous nous considérions comme une culture puissante.
Cet endroit n’est pas un lieu d’honneur… aucun acte hautement estimé n’est commémoré ici… rien de valeur n’est ici.
Ce qui est ici était dangereux et répugnant pour nous. Ce message est un avertissement de danger.
Le danger est dans un endroit particulier… il augmente vers un centre… le centre du danger est ici… d’une taille et d’une forme particulière, et au-dessous de nous.
Le danger est toujours présent, à votre époque, comme il l’était à la nôtre.
Le danger est pour le corps, et il peut tuer.
La forme du danger est une émanation d’énergie.
Le danger n’est écarté que si vous dérangez physiquement cet endroit. Cet endroit est mieux évité et laissé inhabité.
mythe Chat message temps
En d’autres temps, quand le monde était encore imprégné de magie et de mystères divins, les humains auraient appelé ceci la demeure d’un ancien démon endormi qu’il est préférable de ne pas réveiller.
Si le message est on ne peut plus clair, il n’existe pas de garantie que son support physique perdure. Même gravé dans une stèle en granit de 20 tonnes et de 7 mètres de haut comme il a été prévu, ou sur une plaque de bronze (soit deux des matériaux les plus durables qui soient), ils peuvent être enfouis par les aléas du temps.
Si le futur est hautement imprévisible, nous pouvons néanmoins l’imaginer. Ou plutôt l’extrapoler en considérant ce que l’on sait aujourd’hui du monde tel qu’il était il y a dix mille ans. Es-ce que nous connaissons des messages venus d’un passé aussi ancien ? Oui, ce sont les mythes.
RAY CAT, LE CHAT QUI CHANGE DE COULEUR.
En 1981, le département américain de l’énergie a créé la Human Interference Task Force, afin de trouver une façon efficace de prévenir du danger à très long terme des sites de stockages radioactifs. Parmi une équipe d’ingénieurs, d’anthropologues, de physiciens nucléaires, de spécialistes du comportement, se trouvaient les philosophes Françoise Bastide et Paolo Fabbri. Les deux chercheurs ont fait une réponse originale fondée sur deux piliers :
Premièrement : créer un chat génétiquement modifié afin de changer de couleur en présence de radiations. Il va de soi qu’ils ne se sont pas vraiment posé la question de la faisabilité immédiate d’un tel chat aux poils magiques, mais ont supposé qu’à l’avenir ce serait possible avec les progrès de la génétique.
Deuxièmement : créer une culture populaire durable autour de ce chat, de sorte que si votre chat change de couleur, le message soit clair : danger! vous devez partir!
Leur postulat est plein de bon sens, car l’amour des humains pour les chats ne date pas d’hier, et leur utilité non plus. Dans la haute Antiquité, ils protégeaient déjà les réserves de grains des rongeurs. On connaît des briques de 4000 ans d’âge de la civilisation de l’Indus avec des traces de pattes de chats. La présence de chats parmi les humains même dans un temps très lointain paraît donc hautement probable.
Ainsi, implanter une légende dans la culture populaire, laquelle deviendrait sur le temps long un mythe, serait le plus sûr moyen de transmission correcte et inchangée du message d’avertissement. Et la meilleure garantie de ne pas déformer le message au point de produire un contre-sens. En effet les exemples abondent en locutions qui perdent leur sens original et en trouvent un nouveau dans une autre époque (l’exemple de « qui dort dîne »). Mais ce ne sont pas des mythes, qui eux fonctionnent dans l’esprit humain à un niveau symbolique et universel (archétypal selon Karl Jung) moins dépendant de sa culture d’origine et du passage du temps.
Mais tout cela est il bien sérieux ? Totalement !
D’ailleurs, le groupe berlinois EmperorX en a fait une chanson folk ; ne change pas de couleur, chaton !
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Dans 10 000 ans un chat sera toujours un chat et la notion de danger invisible, telle que la maladie, la malédiction, aussi. Et si les gens font toujours des veillées au coin du feu, chantent et se racontent des histoires, alors la légende du chat qui change de couleur traversera le temps.
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LE MYTHE CONTEMPORAIN DE L’ATOME.
Les mythes, avant l’écriture, sont des messages pleins de sens et de sagesse envoyés par nos ancêtres à travers le temps. Cette idée a été développée par le mythologiste Joseph Campbell. Il voit dans les mythes des leçons de vie, morales ou pratiques, nourries de l’expérience des anciens, pour préparer chaque génération et chaque individu à accepter sa place dans le cosmos, à devenir un adulte et éviter autant que possible de reproduire les erreurs du passé.
La forme mythologique serait la plus à même de perdurer à travers le temps sans perdre son sens originel. Comment ? Le message doit s’ancrer dans les replis les plus profonds de l’esprit humain, sur des objets symboliques communs liés à l’expérience humaine dans ce qu’elle a de plus partagé, ici la peur. Selon Karl Gustav Jung, le fameux psychiatre suisse, l’archétype est ce modèle psychologique primitif, qui serait inné, c’est à dire issu de notre évolution biologique, et commun à tous les humains, indépendamment de leur âge, leur sexe ou leur position sociale. Selon sa théorie l’ensemble des archétypes constituent un inconscient collectif qui est à la fois la matrice des rêves et des représentations symboliques. Le rôle d’un archétype est de lier entre eux un symbole (ici, le chat qui change de couleur) avec une émotion (la peur, le danger) dans l’esprit humain.
Le lien alors établi est si fort qu’il peut durer dans le temps car il fonctionne comme un langage universel. La forme symbolique prend un sens magique ou religieux, qui n’est pas nécessairement intentionnel au départ, mais plutôt le résultat du passage du temps. Car à mesure qu’il passe, le passé devient de plus en plus étrange, irréel et inconcevable à nos yeux rivés sur le présent. Ainsi, les mythes, comme les religions, ont besoin que leurs messages soient actualisés, reformulés à chaque époque, pour ne pas tomber dans l’oubli. Le cinéma et la littérature, ou plus largement la culture font ce travail de reformulation perpétuelle des mythes et des grands récits pour les rendre accessibles à tous.
Si la forme change à travers le temps, le fond demeure : comme le voyage spatial est devenu la version contemporaine du voyage astral, la puissance destructrice de l’atome et de la radioactivité sont comparables à un fléau biblique ou de la magie noire, une puissance terrifiante et invisible, qui s’inscrit en nous selon des schémas de peur très anciens et toujours actifs. Bref, tout est en place, il ne reste plus qu’à ne pas oublier de créer des chats génétiquement modifiés pour réagir à la radioactivité !
Notes:
Pour une perspective sur le temps long de l’humanité et l’éventualité de la disparition de celle-ci, voir le livre Homo disparitus, d’Alan Wiesman, qui fait des recherches approfondies sur les traces qui subsisteront à très long terme. Le chapitre XV traite de la radioactivité et du mont Yuka.
Joseph Campbell expose en particulier son idée de mythe comme message à travers le temps dans une série d’entretiens filmés pour la télévision : the power of myths en 1988.
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